Partir Seule

Partir seule

Longtemps l’idée de m’échapper m’a paru insensée. Sans « sens ». Puisque le sens premier de ma vie était de trouver qui je suis, de « rencontrer » quelqu’un, de construire ma vie, de venger la fatalité, de mettre au monde des enfants, d’avoir un bon travail, un toit sur la tête etc. Rien moins que des rêves en boite, le chemin tout tracé vers lequel, petits, nous sommes souvent menés, vers lequel nous nous menons nous-même, gentils petits soldats.

J’ai mis longtemps, forcément mais j’ai compris enfin que le sens de la vie ne se trouve pas ainsi. Qu’avant cela il faut comprendre qu’il est unique, fabuleusement unique et propre à chacun. Une évidence, bien sûr.

Lui fait cela. Elle fait cela. Et moi, dans tout ça, je fais quoi ? Je vais où ? Je suis ? Je reste ? Est-ce que ça me plaît ? Est-ce que c’est ce que je voulais ?

Cette vie là. J’ai pour ma part un large doute sur mes choix, disons plutôt, sur la liberté qui m’a été octroyée dans mes décisions de vie, qu’elle soit concrète, réelle ( les parents qui m’imposent une filière dans les études par exemple…) ou sociale ( je le fais parce que c’est ainsi… ).

Alors aujourd’hui, qu’en est-il de cette vie ? De mon mariage, de mon travail, de ma maison ? Est-elle au bon endroit ma maison ? N’aurais-je pas, par hasard, furieusement envie qu’elle soit perchée sur une dune, nichée sous de grands pins à trente minutes d’un grand Océan ?

Tous les choix ne sont pas erronés. Mais tous ne sont pas la résultante d’un désir réel et propre à soi.

**

Et partir me sert à ça.

Partir seule, c’est laisser dans le train ma peau de femme mariée, ma peau de vie partagée, ma peau de femme mère, ma peau de femme louve, ma peau de femme fatiguée, ma peau qui peut s’user.

C’est dire salut, je vous quitte un instant.

C’est entendre mon coeur me souffler mes erreurs. Et avoir le temps, vraiment, de les regarder en face. C’est tous mes sens en éveil, juste pour moi, avec moi.

C’est retrouver cette peau de tous les possibles, cette sensation de grande liberté d’être, le cerveau lavé des injonctions du quotidien, des horaires, du travail, de courses et des reste à faire. Le corps, juste un instant, débarrassé de ce rôle de matrice, juste un moment, ne plus être le centre de ces vies créées et mises au monde, sortir de l’absolue nécessité d’être, pour eux, par eux, avec eux. Ces autres, que nous aimons plus fort que tout, et sans qui, non, la vie, nous ne pourrions pas….

Partir seule, c’est quelques jours avoir vingt ans, en tant que femme, porter encore son nom d’avant, c’est n’entendre que soi. Qui je suis ? Que vais-je faire ? En ai-je envie ? Quel est mon plus profond désir ? Sous quels mensonges suis-je en train de me cacher ? Suis-je heureuse ?

**

Partir seule, c’est quand je fatigue, aller me réparer.

Partir seule, c’est des heures sur un banc bleu du port, à regarder passer les familles, les vélos, à me laisser traverser de la nostalgie de mes amours, leurs petites mains, leur chaleur. C’est être transpercée par le manque, le ressentir enfin, comprendre ce qui compte, ce qui est bien, ce qu’il faut. C’est des heures à marcher dans le vent d’automne, ne pas me nourrir comme il faut quand il n’y a plus à réfléchir pour quatre, c’est lire de longues heures dans la nuit sans plus m’inquiéter du matin, c’est des heures de travail, d’écriture, de dessin, dans la musique et sous le petit velux, dans le matin brumeux d’une île que j’adore, mon corps penché sous la petite lumière, un thé tiédi dans un grand bol. C’est peindre et tracer de longs traits. C’est me demander pourquoi je fais cela, partir comme ça, errer des fois, pleurer aussi, sortir mon téléphone et happer leurs voix chaudes, me replier dans le son de ses mots rassurants à lui, « je ne sais plus« , « mais si, tu sais » me souffle-t-il toujours. Cet amour là.

Qu’on se le dise, partir seule n’est pas une fuite. Cet amour-là n’en souffre pas. Il y a justement quelque chose de l’ordre d’une force dont l’autre est fier et porte aussi, à sa manière. Cette part de moi qu’il aime, femme sauvage. Il me semble que cet espace qui lui échappe quand je m’éloigne tend un fil entre nous, un lien solide, une confiance, belle et propre à nous. Une sorte d’équilibre, une liberté qui se forme pour lui aussi, induite par mes besoins d’échappées belles : juste un moment , n’être qu’à moi, comme avant, avant que tout commence, la vie, la route, les choix. Et leur poids sur mon coeur. Rentrer avec une peau nouvelle

Qu’on se le dise, lui pas d’accord, je le ferais quand même. Cet espace là m’est nécessaire, il n’y aura jamais rien pour l’empêcher d’exister, jours seule, oui seule ! Heures seule, seule dehors, seule sous la pluie, seule dans le grand lit, seule dans les rues de cette île, quand la nuit tombée les lumières s’allument dedans et que j’ai froid sur mes choix.

Partir seule, c’est la mer et moi. C’est un voyage en train. Le flou du dehors qui défile, le flou du dedans qui s’enroule. Ecrire, lire, dormir, marcher, boire du thé. M’entendre. Une valise trop lourde à traîner, m’asseoir sous l’abribus, mon visage sans paroles, les heures qui s’effacent, mon corps silencieux parmi ces vies multiples qui défilent et enchaînent leurs jours, le passage des voitures, les pas pressés dans les rues, et moi, transparente. Mes contours en pause, le silence en moi, le sourire intérieur, la sensation de la réparation de chaque cellule, la force qui s’anime, les idées renouvelées, le chagrin lavé, le sentiment comme un grand pull qui se dépose sur mes épaules relevées, de me retrouver enfin. Ca va mieux.

Je rentre.

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